
Par tous les temps, en toute saison et qu’importent les périodes de restriction : chaque semaine, ils partent en mer. Mais pas besoin d’avaler les kilomètres (ou plutôt les milles nautiques) avant que ça morde. Cinq minutes de navigation suffisent pour arriver à destination. Et il n’y a qu’à se pencher avec une épuisette pour faire le plein. Dans le viseur : les picots rayés et les pouattes.
Bienvenue à la ferme pilote de Touho où, depuis dix ans, les équipes de l’Adecal expérimentent l’élevage en mer de poissons. Au total, dix bassins de 100 mètres cubes flottent sur le lagon dans lesquels se concentrent une myriade de spécimens. Actuellement, l’installation abrite près de 10 000 picots rayés et 1 500 pouattes.
Mais avant d’atterrir sur la côte Est, tout un travail préparatoire s’effectue de l’autre côté de la Chaîne, au sein de l’écloserie de Foué, à Koné. Dans ces bassins, les poissons géniteurs assurent la production de larves et d’alevins, qui sont transférés à Touho, une fois qu’ils ont atteint le poids de 10 grammes, où ils sont nourris et continuent de grandir jusqu’à leur commercialisation.
Au fil du temps et des tests, les agents de l’Adecal ont ainsi sélectionné et identifié les espèces les plus pertinentes pour développer de l’élevage en bassins, en vue de lancer et de structurer une nouvelle filière économique dans le pays.
"Le but de cette ferme pilote, c’est d’effectuer des tests de grossissement en cage pour voir quels poissons sont les mieux adaptés, ce qui permettrait ensuite de basculer sur une activité d’élevage commercial, explique Julien Esposito, responsable de la structure de Touho. On est là pour démontrer la faisabilité de cette technique piscicole et pour établir des protocoles d’élevage. L’idée, c’est que des privés puissent se lancer à leur tour et que l’on soit à leur côté pour les accompagner dans le montage et le suivi de leur projet."
Initialement, la loche truite a par exemple été expérimentée, mais cette espèce a finalement été écartée. "On a rapidement abandonné ce poisson. C’était trop difficile de produire des juvéniles, il y avait une maladie sur ce poisson avec des épisodes de mortalité incontrôlables, sans oublier que l’espèce mettait beaucoup trop de temps à grossir pour envisager une activité rentable", liste l’agent de l’Adecal, qui cible désormais ses efforts sur les pouattes, mais surtout sur les picots rayés, élevés dans la ferme depuis 2018. Et qui semblent également parfaitement adaptés à l’élevage.
Très appréciée des Calédoniens, cette espèce ne peut être pêchée du 1er septembre au 31 janvier. Mais l’élevage n’est pas soumis à cette interdiction annuelle. Un avantage de poids qui pourrait intéresser certains investisseurs.
"Nous réalisons vraiment beaucoup de ventes durant cette période. La grosse plus-value avec les bassins d’élevage, c’est qu’on peut toujours pêcher, peu importent les conditions météo. Cela assure à nos clients une régularité des approvisionnements, poursuit Julien Esposito, qui livre chaque semaine plusieurs centaines de kilos de poissons dans le Grand Nouméa et dans la zone VKP (Voh-Koné-Pouembout). Les restaurateurs ou les gens du marché par exemple peuvent appeler le mardi pour commander des quantités précises et dès le mercredi, ils sont livrés avec des poissons en nombre suffisant et de la taille souhaitée. C’est très précieux, en particulier pour les ateliers de transformation et la grande restauration car tous ces acteurs souffrent des difficultés quant à l’approvisionnement et la régularité de la pêche traditionnelle."
Les bonnes années, jusqu’à 12 tonnes de pouattes (en 2018) et trois tonnes de picots rayés (en 2021) ont ainsi été extraites des bassins expérimentaux de Touho. Les tarifs sont actuellement fixés autour de 1 350 F le kilo de pouattes et entre 1 600 F et 1 800 F le kilo de picots.
"L’aquaculture est hyper intéressante, à partir du moment où l’on a des prix qui conviennent aux clients, assure l’agent de l’Adecal. Comme il y a beaucoup de demandes, notamment pendant la fermeture de la pêche, il y a un gros potentiel, notamment au niveau des restaurateurs, des grandes surfaces."
On sait désormais produire des juvéniles et on sait les faire grossir en bassin. Il s’agit d’un poisson carnivore qui a donc besoin d’une alimentation assez coûteuse mais qui ne se vend pas très cher. Cela nécessiterait donc d’importantes fermes de production, soit environ 100 tonnes de pouattes par an, pour être à équilibre. Et cela impliquerait de gros investissements : de grandes cages circulaires, des bateaux dotés des grues, de gros filets, etc. Cette espèce est donc actuellement mise entre parenthèses. Pour autant, elle présente un intérêt puisqu’elle se vend très bien auprès des consommateurs. On a même eu des marques d’intérêt de la part de restaurateurs néo-zélandais. Mais il y a beaucoup trop de risques à commencer l’élevage avec cette espèce, compte tenu de la taille des infrastructures que cela nécessite.
C’est une espèce omnivore qui a besoin de moins de farine de poisson que le pouatte pour son alimentation. Son aliment, qui peut être fabriqué localement, est moins coûteux et ce poisson, qui est adoré en Calédonie, se vend à un tarif plus élevé. On projette ainsi des modèles de production plutôt rentables avec des fermes à partir de 30 à 40 tonnes de poissons par an, ce qui est bien moindre que pour les pouattes.
Oui. Il y a des crevetticulteurs qui sont intéressés par une autre espèce à produire en complément de la crevette pour obtenir de meilleures rentabilités de l’élevage. Or les picots sont des animaux résistants qui peuvent vivre dans les fonds de baie et donc dans ces bassins en eau peu profonde.
Plusieurs autres investisseurs, des gens qui ont des moyens liés à d’autres activités le plus souvent, voudraient faire de la pisciculture en mer, non pas pour gagner des fortunes, mais parce que ça fait sens de développer ce genre d’activités en Nouvelle-Calédonie. Ils se situent essentiellement en province Sud. Nous échangeons actuellement avec eux.
On aurait aimé qu’un premier privé s’installe depuis deux ou trois ans, mais ce n’est pas le cas. La crise Covid n’a pas aidé. On a sans doute eu des résultats qui ne les ont pas encore convaincus, mais surtout l’élevage est une activité super risquée. Si un cyclone passe, il faut être sûr que l’installation soit bien résistante, il peut y avoir des vols, etc. C’est de l’appropriation du milieu maritime qui implique d’avoir bien anticipé les autorisations de domaine public maritime, les risques de conflits d’usage, etc.
Par ailleurs, on ne parvient pas encore à produire aussi bien les juvéniles de picots rayés que ceux des pouattes. La structure de Koné est vieillissante et, aujourd’hui, on n’est pas capables de garantir un approvisionnement en grand nombre chaque année. Le jour où l’on sera capable de maîtriser parfaitement la production d’alevins de picots rayés, on pourra fournir les privés. Mais jusqu’à un certain niveau au-delà duquel, comme pour la crevette, il faudra d’autres unités qui produisent de petits poissons en quantité suffisante.
Soit le privé construit sa propre écloserie, ce qui est lourd financièrement, soit on s’associe pour faire grossir la structure de l’Adecal, soit on travaille avec des écloseries déjà existantes comme les écloseries de crevettes qui sont inoccupées une partie de l’année et qui pourraient en partie produire ces alevins.
Partout dans le monde, les volumes de pêche n’ont fait qu’augmenter jusqu’à un certain niveau où l’aquaculture est apparue pour pouvoir continuer à répondre aux demandes qui sont sans cesse grandissantes. En Nouvelle-Calédonie, on a la chance d’avoir une zone économique immense, d’être assez peu nombreux et donc d’avoir une ressource abondante. Mais à long terme, il y aura clairement un moment où on ne pourra plus prélever davantage dans le lagon. Donc avant d’en arriver à de tels extrêmes, il y a tout intérêt à anticiper et à se préparer sur certaines espèces de poisson. L’aquaculture est complémentaire de la pêche.