
" Chaque visite en Nouvelle-Calédonie est synonyme de nouvelles découvertes. L’année dernière ce fut Téremba, cette année Nouville, la boulangerie, le presbytère et les Archives. J’ai pu lire pour la première fois le microfilm du dossier complet de ce grand-père instituteur dans le Jura. "
Du haut de sa grande taille et de ses 81 printemps, Norman ne cache pas son émotion. Petit à petit, il retisse le fil d’une vie entière à ignorer ses réelles origines. " Avec un nom tel que de Chastel, nous savions que notre aïeul était Français, mais rien de plus. Mon père a quitté la maison familiale très jeune et personne ne parlait de quoi que ce soit. Je ne suis pas certain que mes parents aient su la réelle origine d’Émile ".
Sa nièce Kathryn est, elle aussi, ravie des découvertes faites par sa cousine Elizabeth, la fille de Norman, il y a à peine trois ans : " Heureusement que mon arrière-grand-père avait conservé le patronyme Charmier dans son nouveau nom, sinon nous aurions définitivement perdu sa trace. " Et voici ce que le " baron " Émile Charmier de Chastel a voulu cacher.
" Claude Émile est né en 1845 à Vincent, un petit village du Jura. Nous avons été sur place et avons rencontré d’autres Charmier, dont un autre Claude avec qui nous sommes restés en relation depuis. En 1866, mon grand-père se marie à une certaine Marie Landry Césarie avec qui il a deux enfants, c’est ce qui est inscrit dans son dossier. Il est instituteur, "d’un niveau d’instruction supérieur", toujours selon son dossier.
La cour d’assises de Lons-le-Saunier le condamne le 18 mars 1874 à quinze ans de travaux forcés pour attentats à la pudeur. Il est envoyé à 29 ans en Nouvelle-Calédonie où il arrive à bord du Calvados le 18 janvier 1875. Après un temps à l’île Nou, il rejoint Fort Téremba d’où il s’évade avec dix autres bagnards dans la nuit du 15 février 1879. Claude Émile n’a alors purgé que cinq des quinze années qu’il devait passer au bagne.
Les différents articles qui relatent les faits, notamment le Sydney Morning Herald du 19 mai 1879, racontent qu’ils ont été aidés dans leur entreprise par les révoltes de 1878 qui désorganisaient la surveillance du camp. Après des semaines de préparation, ils volent une chaloupe et prennent la mer. Claude Émile est visiblement le leader du groupe et sait manier la boussole (lire ci-dessous).
Après seize jours de mer, les onze forçats rejoignent les côtes australiennes, Cape Moreton. Ils sont gardés un ou deux jours par la police puis sont relâchés. Tandis que trois des évadés sont rapidement repris en train de voler, et que quatre ans plus tard un quatrième, Martial Labonne, est lui aussi arrêté et renvoyé à son point de départ, mon grand-père, lui, ne sera plus jamais inquiété. Les napoléons d’or qu’il a en sa possession, et dont personne ne comprend encore aujourd’hui la provenance, lui assurent un train de vie. Un article de journal de l’époque dit d’ailleurs des évadés qu'" ils possèdent des napoléons d’or et des francs en argent, ils sont riches " ! Claude Émile change de patronyme et devient le baron Émile Charmier de Chastel. Nous ignorons s’il a acheté ce titre ou s’il s’est juste autoproclamé "baron" ! "
" À peine dix-huit mois après son arrivée, mon grand-père épouse Ann Elisabeth Lawrence. Sur le certificat de mariage, le "baron Émile" se décrit comme veuf et ouvrier. C’est étrange qu’il mentionne son premier mariage, il aurait pu ne rien dire. Ensemble, ils ont quatre enfants. En 1882, il fait paraître une petite annonce dans le Morning Bulletin pour des cours de français à domicile. Il se présente comme : "Monsieur De Chastel, professeur de l’Université française de Besançon".
L’année suivante, il est naturalisé comme citoyen australien, il est alors enseignant. Le 18 juin 1894, son épouse meurt accidentellement des suites de ses brûlures. Sa longue robe a pris feu alors qu’elle nettoyait du linge, dans une machine chauffée au bois. " Émile Charmier de Chastel se remarie avec Agnès Nelson. Leur fils aîné Angelo est le père de Norman et le grand-père de Kathryn. Le cadet, Vincent, a huit enfants. Quand en 1919 l’aïeul meurt à Rockhampton à l’âge de 74 ans, il est devenu un gentleman qui a exercé bon nombre de professions telles que ouvrier, jardinier, gérant d’hôtel ou encore professeur. Il s’est aussi investi dans sa communauté, notamment en récoltant des fonds pour l’école et le cimetière de son quartier.
" Rien ne laissait penser que nous descendions d’un condamné. Quand nous l’avons découvert, nous avons d’abord été surpris puis heureux. Beaucoup d’Australiens descendent de bagnards anglo-saxons mais la plupart sont de très lointains aïeux. Descendre d’un forçat français est plus rare, et surtout il est si proche de moi ! "
Norman continue de creuser l’histoire des origines de sa famille. " Nous ne savons que peu de choses de sa vie en France avant sa condamnation. Même si nous avons découvert l’essentiel, il reste un trou de vingt ans. "
Entre 1864 et 1913, l’administration pénitentiaire recense 578 transportés évadés définitifs ou disparus. Soit environ 2,5 % sur un total de 22 000 condamnés. Le terme de " disparus " est en lui-même ambigu. Ainsi l’année où l’on note le maximum d’évadés et de disparus, 52, est celle de l’insurrection kanak en 1878. De 1864 à 1884, l’administration pénitentiaire recense 5 577 tentatives d’évasion et seulement 265 évadés définitifs. (Source : Louis-José Barbançon)
" Monsieur le Ministre,
Au mois de mars 1874 mon fils Charmier Claude Émile a été condamné par la cour d’assises du Jura à 15 ans de travaux forcés et transporté au mois de septembre suivant en Calédonie. Les lettres que nous lui avons adressées étant restées sans réponse nous craignons qu’il ne soit mort. Je viens en conséquence vous prier, Monsieur le Ministre, de bien vouloir me faire connaître si mon fils est vivant ou mort, et s’il est vivant le lieu exact de sa détention.
J’ai l’honneur d’être avec un profond respect, Monsieur le Ministre, votre très humble serviteur. "
" Hier matin, le bateau avec onze évadés de Nouvelle-Calédonie (dont l’arrivée à Moreton était mentionnée dans Le Courrier d’hier) était remorqué par le vapeur Boko dans la rivière et arrivait au wharf des frères Bright à 9 heures. Ils furent conduits par Senior Sergent Driscoll à la pension de famille Smith où on leur servit un petit-déjeuner, après lequel ils accompagnèrent l’officier au poste de police où on les interrogea. Leur déposition fut reçue par l’inspecteur adjoint Armit […]
L’évasion eut lieu à Téremba avec une chaloupe le 15 février. Elle fut organisée et planifiée durant trois mois par Claude Emile Charmier et quatre autres bagnards. Seules trois à cinq personnes étaient dans la confidence pendant le premier mois, puis l’idée fut partagée avec les autres futurs évadés. Pendant les deux mois suivants, toutes les opportunités étaient prises pour aider à l’évasion.
Les condamnés profitaient de leur liberté relative octroyée pour leur bonne conduite pour stocker secrètement des provisions et fabriquer des voiles. Pour ces dernières, ils utilisèrent le tissu de vieux hamacs et de linge. Ils décidèrent d’utiliser la chaloupe de transport de provisions et de condamnés dans la nuit du 15 février, nuit sans lune.
Ils s’évadèrent aux environs de 21h30 et atteignirent la haute mer le matin suivant. Les conditions météorologiques ne furent pas excellentes et tous les marins étaient malades. Ils revinrent près des côtes pour un jour et demi avant de tenter de nouveau.
Si leur disparition fut notifiée, ce ne fut pas le cas du bateau car aucun effort ne fut fait pour le rattraper. À bord, ils avaient une boussole et le directeur d’école avait des notions de navigation. Il traça la route pour l’Australie.
Seuls pendant cinq jours, ils croisèrent le navire Helen A Rawlins de Kingston.
Le capitaine leur fit remettre des vivres consistant en riz, biscuits et eau et un peu de tabac. Puis le vent se leva et ils eurent quelques difficultés à maintenir le bateau à flot. La chaloupe prenait régulièrement l’eau et les provisions furent endommagées. Puis, ils eurent deux jours de calme après la tempête où ils eurent le loisir de subir une brise favorable qui les mena jusqu’à Cape Moreton, le mardi. "
Cette série sur les destins de familles issues de la colonisation pénale, tirée du livre Le Bagne en héritage édité par Les Nouvelles calédoniennes, est réalisée en partenariat avec l’Association témoignage d’un passé [2].
Cet article est paru dans le journal du samedi 5 novembre 2016.
Une dizaine d’exemplaires de l’ouvrage Le Bagne en héritage, certes un peu abîmés, ainsi que des pages PDF de la parution dans le journal sont disponibles à la vente. Pour plus d’informations, contactez le 23 74 99.
Links
[1] https://www.lnc.nc/article/nouvelle-caledonie/grand-noumea/noumea/nouville/serie/histoire/culture/redecouvrez-78-portraits-de-familles-issues-du-bagne
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