- LNC | Crée le 18.08.2024 à 05h00 | Mis à jour le 18.08.2024 à 05h00ImprimerL’épicerie d’Alphonse, le fils de Raphaël, située à Bourail, en face de l’hippodrome de Téné. Photo DRRaphaël Boissery a été condamné aux travaux forcés pour une tentative d’empoisonnement. Une partie de sa descendance a fait souche en Australie, tandis que quatre de ses enfants sont restés en Nouvelle-Calédonie. Sept, puis onze, puis huit enfants, les générations se succèdent et les fratries demeurent très nombreuses. Christian Boissery, l’arrière-arrière-petit-fils de Raphaël, qui a fait carrière de l’autre côté de la barre, en qualité d’avocat, vous invite à découvrir le treizième épisode de notre saga consacrée aux familles issues du bagne.
"Un jour, mon père me convoque, je venais de prêter serment, et il me dit : J’ai un grand secret à te révéler mais il faut me promettre de ne jamais en parler." Assis sur sa terrasse, Christian Boissery tient devant lui un épais dossier d’archives et de renseignements familiaux rassemblés par son père, Yvon Boissery. Il se souvient très bien de cette révélation.
"Jusque très récemment, l’histoire familiale racontait que Raphaël avait des mines dans le Cap Bocage, mais ce jour-là mon père m’a avoué que c’était une fable, qu’il était en fait un bagnard. Je m’en doutais plus ou moins mais, pour la première fois, c’était dit. J’ai promis de ne rien dire car effectivement, à l’époque, on ne se mélangeait pas, on ne dansait pas avec des descendants de bagnards, chacun son camp !
Christian Boissery est l’arrière-arrière-petit-fils de Raphaël, qui compte une impressionnante descendance en Calédonie, mais aussi en Australie. Photo DRDes années après, mes propres enfants m’ont posé la question de nos origines. J’avoue que j’ai eu un dilemme de conscience mais je le leur ai dit, tant pis pour ma promesse, je n’allais pas perpétuer le non-dit."
"Raphaël Boissery, notre bagnard, est un cultivateur, originaire de la Marne. Le 4 août 1867, la cour d’assises de Reims le condamne à quinze ans de travaux forcés pour tentative d’empoisonnement sur sa maîtresse. À l’époque il a 36 ans, il est déjà marié à Clarisse Jullien et père de famille. Visiblement, il mène une double vie. L’acte d’accusation comporte une faute d’orthographe, Boissery est écrit Boisserie ;
Cela pourrait paraître paradoxal mais souvent, les enfants de bagnards étaient très patriotes. Il fallait se racheter, laver la tache.
Dans la famille, certains disaient donc que ce n’était pas lui, toutes les excuses étaient bonnes pour se dédouaner ! Mais j’ai un document prouvant que c’est bien lui, et qui reconnaît l’erreur, à moins que Raphaël n’ait changé son nom sciemment pour masquer son identité. Il embarque donc sur la Néréide et arrive à Nouméa le 18 mai 1869. Sa femme – peu rancunière, il fallait bien vivre – écrit au ministre pour rejoindre son mari. Elle aussi voyage par la Néréide et débarque avec ses six enfants en novembre 1871. Le forçat détenu jusqu’alors à l’île Nou est libéré avec astreinte à résidence et obtient, le 25 novembre 1877, une concession rurale à Bourail.
À gauche, le document accordant la concession de Bourail à Raphaël Boissery à sa sortie du bagne. Photo DRMon aïeul est décédé à 50 ans en 1881, il n’en a profité que quatre années. À sa mort, Clarisse écrit au président de la République pour cette fois demander à être rapatriée en France, sa concession ne lui permettant pas de faire vivre sa famille. Hélas, ce courrier reste lettre morte car mon arrière-arrière-grand-mère s’éteint à Bourail en 1887. Visiblement, elle n’est donc pas repartie !"
La famille dispersée
"Raphaël et Clarisse ont eu sept enfants mais le dernier, né à Nouméa, est mort très jeune. Louis-Joseph, l’aîné des garçons, est parti s’installer au Maroc et Anatole, lui, faute de travail en Nouvelle-Calédonie, a émigré en Australie. Il est devenu pâtissier et s’est marié à une Australienne. Mon père savait que nous avions des cousins là-bas. Il y possédait un petit appartement et, un jour, il a reçu dans sa boîte aux lettres une publicité d’un plombier nommé Allan Boissery. Il l’a appelé, ils se sont rencontrés et c’est ainsi que nous avons renoué avec la branche australienne, tout aussi nombreuse que celle de Calédonie, voire plus. Anatole a eu onze enfants !
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Aujourd’hui encore, nous entretenons des relations suivies avec nos cousins " poken ". C’est moi qui ai annoncé à Gloria, l’arrière-petite-fille d’Anatole, quelles étaient nos racines communes… Elle m’a alors répondu qu’elle se doutait qu’il y avait une histoire de prisonnier mais elle ne savait pas d’où.
Joseph-Eugène, l’arrière-grand-père de Christian, entouré de sa femme Louise Luçotte, de ses onze enfants et de sa belle-mère, Rose. Photo DRSon aïeul aurait pu être Anglais. Mon arrière-grand-père, Joseph-Eugène, est le petit dernier. Lui aussi est parti faire un tour en Australie où il a exercé le métier de cocher, mais il est revenu à Nouméa. Avec son épouse, Lucie Luçotte, ils ont également eu onze enfants. Les fratries sont immenses chez les Boissery ! Ensemble, ils créent la célèbre blanchisserie de la seconde Vallée-du-Tir (lire ci-dessous), puis en 1920, Paul, mon grand-père, prend leur suite avec sa femme Lucie et après eux, Annie, leur dernière fille, ma tante. "
Réussite
"Cela pourrait paraître paradoxal mais souvent, les enfants de bagnards étaient très patriotes. Il fallait se racheter, laver la tache. Souvent également, ils réussissent socialement, comme s’ils avaient quelque chose en plus à prouver que les autres. Les familles de condamnés ont donc largement participé à l’effort de guerre.
À gauche, la lettre de Raphaël demandant l’autorisation pour son épouse et sa famille de le rejoindre. À droite, défilé du 14-Juillet des Anciens combattants, en 1969. À droite de l’image, Paul Boissery. Photo DRMon grand-père Paul a été mobilisé en avril 1915 dans l’infanterie coloniale et expédié aux Dardanelles. Il a été évacué de Salonique en novembre 1916 car il avait attrapé le palu. Son retour a été mouvementé. Il a été embarqué sur le Gange pour revenir en Nouvelle-Calédonie, mais son bateau a été torpillé à Bizerte. Il est un double rescapé ! Un de ses frères, Ernest dit " Clovis ", a lui aussi été mobilisé. Il était facteur à bicyclette sur le front et, selon mon père, il racontait souvent qu’il se faisait bombarder sans cesse.
Je crois que pour savoir où l’on va, il faut d’abord savoir d’où l’on vient.
Trois de mes oncles se sont engagés volontairement lors de la Seconde Guerre mondiale : Guinée, Maroc, Indochine, Bir Hakeim ; deux ont été blessés mais ils sont tous revenus. "
Le futur
Aujourd’hui, les Boissery sont des centaines de descendants sur huit générations. Certains anciens ont encore du mal à parler de leur passé et ne veulent pas savoir. " Les Journées du bagne, l’année dernière (en 2015), ont marqué un tournant. Il y a encore deux catégories de gens : ceux qui restent dans le déni et ceux qui sont en recherche de leurs racines, qui veulent s’approprier leurs origines comme un patrimoine familial, quel qu’il soit. Je crois que pour savoir où l’on va, il faut d’abord savoir d’où l’on vient. Nos ancêtres ont été déposés là sans que personne ne vienne les chercher et avec l’interdiction de repartir. Pour moi, c’est là qu’a alors commencé le destin commun ".
La plus grande blanchisserie
La grande blanchisserie Boissery en pleine activité." En rentrant d’Australie, mon arrière-grand-père Joseph-Eugène a installé son commerce à la seconde Vallée-du-Tir et très vite la blanchisserie a prospéré pour devenir très importante. Il y avait une forte activité : quatorze employées, javanaises pour la plupart au début, lavaient le linge pendant que deux hommes sciaient du bois pour approvisionner le foyer qui chauffait les lessiveuses. À la mort de Joseph-Eugène en 1920, son fils Paul a pris le relais.
Quelques améliorations techniques sont venues faciliter le travail : une blanchisserie mécanique et un grand rouleau repasseur. Ils rentraient les draps à plat et la machine repassait toute seule. C’étaient les prémices de la modernité ! Après la guerre, mon grand-père a racheté du matériel aux Américains. Le linge était d’une blancheur immaculée et plié au cordeau et c’est à peine si vous pouviez plier vos serviettes de table tellement elles étaient amidonnées. Il paraît que les femmes râlaient quand le vent ne soufflait pas du bon côté et ramenait vers la blanchisserie les poussières ; le linge était souillé, il fallait tout recommencer.
L’entreprise a compté jusqu’à trente employés, pour notamment traiter le linge de l’hôpital et celui des Messageries maritimes. Face à la concurrence, elle s’est arrêtée en 1965."
Le clin d’œil du juge
" Un jour, j’étais en audience, raconte Christian Boissery. Le prévenu, qui avait un casier judiciaire long comme le bras, était à la barre. Le juge commence à le questionner en lui demandant quand il comptait arrêter de commettre des délits, qu’il était déjà un homme mûr et que souvent les jeunes délinquants finissent par se calmer et par mener une vie honorable. Le prévenu répond qu’il est d’une famille modeste… Et le juge de rétorquer qu’il n’est pas le seul et que ce n’est pas une excuse pour voler. Mon client dit alors : " Vous savez Monsieur le Juge, je suis un descendant de bagnard, alors forcément… ". Et là, le juge a cette phrase : " Mais je connais des gens très bien qui sont descendants de bagnards, et qui ont très bien réussi. " En disant cela, il se penche de côté pour me voir derrière le prévenu et me fait un énorme clin d’œil ! Je suis devenu rouge comme une pivoine… "
Note
Cette série sur les destins de familles issues de la colonisation pénale, tirée du livre Le Bagne en héritage édité par Les Nouvelles calédoniennes, est réalisée en partenariat avec l’Association témoignage d’un passé.
Cet article est paru dans le journal du 30 avril 2016.
Une dizaine d'exemplaires de l'ouvrage Le Bagne en héritage, certes un peu abîmés, ainsi que des pages PDF de la parution dans le journal sont disponibles à la vente. Pour plus d'informations, contactez le 23 74 99.
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