- Anne-Claire Pophillat | Crée le 17.03.2025 à 05h00 | Mis à jour le 17.03.2025 à 08h49ImprimerMatthieu Juncker a réalisé "des milliers de comptages d’oiseaux", étudiant les différentes espèces, leur mode de reproduction, leur type d’habitat, lors de son expédition scientifique. Photo Matthieu JunckerMatthieu Juncker vient de vivre 240 jours seul sur un motu de l’archipel des Tuamotu, en Polynésie française. Le biologiste y a réalisé un rêve d’enfant, imprégné par l’histoire de Robinson Crusoé. Mais, il ne s’agissait pas simplement d’une aventure. Le scientifique a observé la faune et la flore, compter les oiseaux, mesuré les mouvements de la houle, l’évolution du trait de côte, confirmant une chose : la nécessité de préserver cet environnement fragile. Témoignage.
L’installation et la découverte
Après une vie à la rêver, deux ans à la préparer, Matthieu Juncker pose enfin le pied sur un atoll des Tuamotu du centre, en Polynésie française, le 17 avril 2024, prêt pour une aventure hors du commun : vivre seul sur ce petit bout de terre perdu dans l’océan Pacifique pendant huit mois, soit 240 jours. L’ambition du biologiste marin, au-delà d’y survivre, est d’étudier la faune et la flore, notamment l’oiseau emblématique de l’atoll, le Titi. Le scientifique est déposé sur l’îlot par des gens de la commune, qui l’aident à s’installer. "J’ai senti le portage de la communauté, ils étaient fiers de se dire que c’était leur terre et qu’ils m’accueillaient, ça a été très fort." Le scientifique arrive chargé, avec 1,7 tonne de matériel, "cuves, bâches de récupération d’eau de pluie, dessalinisateur, kayak, cordages, riz, pâtes, faré, panneaux solaires, matériel technique, radio tracking, GPS, etc." Le faré devient sa nouvelle maison. Quatre mètres de haut, 8 m2 de surface, deux niveaux. Après l’installation, vient le temps de la découverte et de la mise en place du quotidien. Pêcher, cuisiner, jardiner, explorer l’îlot et les motu environnant, mener les études scientifiques, filmer, écrire, lire… Des journées intenses ponctuées par deux repas, un le matin et un autre dans l’après-midi, et des activités physiques. En six semaines, Matthieu Juncker perd 10 kg.
Le scientifique a passé huit mois sur un motu dans les Tuamotu. Photo Matthieu JunckerLe retour pour les émeutes
Les émeutes viennent bouleverser son séjour. Il arrive à rejoindre la Nouvelle-Calédonie, retrouver sa femme et sa fille après avoir pris trois bateaux et quatre avions. Sur son motu, au début, très peu d’informations lui parviennent, d’autant que son téléphone satellite tombe en panne. Seule une balise de détresse lui permet de communiquer en mode SMS avec sa famille. Difficile avec la distance. "Tu te fais des films, tu imagines le pire, et en même temps, tu ne sais pas trop ce qui se passe. Au début, je n’avais pas vraiment mesuré l’ampleur des événements." Le biologiste reste un mois et demi sur le Caillou, le temps que la situation s’apaise.
La vie en autarcie
La solitude et l’isolement ont représenté – de loin – l’aspect le plus compliqué à gérer. "Même si je l’ai savouré, j’ai connu des moments difficiles, aussi violents que ponctuels. J’ai vraiment commencé à ressentir la solitude en octobre, ça faisait 100 jours que j’étais seul. Là, tu te dis que ça va être long et dur." N’avoir aucun échange lui pèse, parfois. Alors Matthieu Juncker se lance à corps perdu dans l’action. Cuisiner, bricoler, collecter des données scientifiques, plonger. "Quand tu descends sous l’eau, la pression réduit ton rythme cardiaque. C’est déjà un bien-être. J’y passais des minutes, immobile, couché sur le fond, observant un écosystème d’une beauté extraordinaire." Un apaisement qu’il ressent aussi grâce à l’écriture, dans laquelle il se réfugie, éprouvant du "réconfort à se raconter en écrivant dans un carnet de bord, pour témoigner plus tard".
Matthieu Juncker entretient les plantations de son jardin à côté de son faré. Photo Matthieu JunckerLe scientifique noue également des relations avec les autres habitants des lieux, les oiseaux. Le biologiste donne même des prénoms aux oisillons qu’il voit naître. Mais, c’est surtout face à la caméra que Matthieu Juncker s’épanche. "Je décrivais ce que je faisais, ce que je vivais. Je n’avais rien à cacher, comme si j’étais devant un miroir." La caméra devient son "Wilson". "C’était même mon confident, j’ai beaucoup filmé, des milliers de séquences, pas loin de 300 heures quand même. C’est énorme."
L’expérience pousse dans ses retranchements. Le deuxième voyage est initiatique. "Je me suis trouvé plus pleutre que je ne me l’étais imaginé, témoigne l’aventurier. Et la fierté, tu peux t’asseoir dessus. J’ai pris quelques bonnes raclées parce que j’étais présomptueux." Comme ce jour où il s’obstine à vouloir prendre la mer avec son trimaran alors que les conditions sont défavorables, forte houle, rafales de vent, courant. Il aurait pu y laisser son bateau et tout son matériel. "J’aurais pu perdre beaucoup juste par entêtement." Au final, une leçon : apprendre à patienter et renoncer. Rien ne sert de prendre des risques inutiles. "Une seule erreur, et l’expédition peut virer au drame".
Les moments magiques
Il y a cette rencontre avec une baleine et son baleineau, qui "bondit hors de l’eau". L’observation du ciel, la nuit, Matthieu Jucker étant un témoin privilégié d’un fabuleux spectacle. "J’ai pris des photos où l’îlot est illuminé par les étoiles, et c’est tellement clair, que même par nuit noire, on voit le reflet du plafond d’étoiles dans la mer. J’étais ce grain de sable sur une plage. J’étais cet homme dans cet univers. L’immensité donne le vertige." Parmi les scènes inoubliables, il y a aussi cette "sieste sous-marine", en apnée, posé au fond de l’eau, où des raies léopards volent au-dessus de lui comme des oiseaux. "La magie, c’est que ce sont des animaux très farouches, qui n’avaient encore jamais osé approcher."
Le biologiste a assisté pour la première fois de sa vie à l’éclosion d’un œuf lors d’un comptage d’oiseaux. "Le bruit de l’oisillon qui brise sa coquille, c’est vraiment le bruit de la vie. C’était très émouvant." Photo Matthieu JunckerLa fin en famille
Le mois de février signe la fin de l’aventure. L’équipe de tournage, qui l’a suivi lors de son installation, revient sur place pour filmer les derniers jours. Puis, sa femme et sa fille le retrouvent. Des retrouvailles planifiées. Matthieu Juncker voulait partager son quotidien avec elles. "Des images et un écrit ne suffisent pas. Il faut sentir les choses. Nous avons fait un pain de coco, pêché avec des requins autour de nous, navigué, observé des poussins dans leur nid. Cela permet de mieux comprendre pourquoi j’étais là et ce que j’y ai fait. Ces instants, à la fois à Nouméa pendant les émeutes, et sur l’atoll à la fin de mon séjour, ont été très forts dans nos vies respectives."
Le Titi en voit de disparition
Le Chevalier des Tuamotu, appelé Titi, oiseau emblématique de l’archipel, tend à disparaître. Photo Matthieu JunckerLe Titi est emblématique des Tuamotu, où il ne vit plus que sur quelques atolls à l’échelle de la planète. Matthieu Juncker avait pour mission d’étudier cet oiseau qui, contrairement au puffin, au fou où à la sterne, qui sont des oiseaux marins – ils nichent à terre mais vivent en mer -, est un volatile terrestre. Le scientifique réalise des comptages la journée, la nuit, pose des caméras, des pièges à rat, observe. Les effectifs du Titi ont été divisés par trois en l’espace de 20 ans, annonce le biologiste. "C’est assez catastrophique, parce que c’est une espèce endémique menacée d’extinction sur la liste rouge de l’UICN dont on savait qu’il restait 185 individus en 2003 et dont j’atteste qu’il n’en existe plus que 65 en 2024." Plusieurs menaces coexistent. Le développement des activités humaines, la dégradation de son habitat, les incendies pour nettoyer les cocoteraies, pour faire la culture du coprah, et la présence de prédateurs, rats, chiens ou chats.
Matthieu Juncker a vécu de nombreuses histoires avec son compagnon de route, son trimaran, qui lui a permis de parcourir le lagon. "J’ai navigué plusieurs centaines de kilomètres et été sur plus de 40 îlots." Le trimaran se compose d’un kayak avec deux balanciers, une voile, un pédalier et une pagaie. Photo Matthieu JunckerLe littoral s’érode
Un autre élément est important pour la survie du Titi : son habitat, c’est-à-dire la plage. Le scientifique a étudié son évolution en fonction des coups de vent ou des vagues, mesurées grâce à des sondes. "Toutes les secondes, au millimètre près, j’avais la hauteur d’une vague côté océan et côté lagon. Je prenais aussi la température de l’eau pour étudier l’état de santé du récif. Juste avant mon arrivée, il y a eu un épisode de blanchissement et ils ont peu récupéré. Environ un tiers des coraux observés sur l’atoll sont morts en quelques semaines."
En huit mois, le trait de côte du motu a changé événement après événement. "Il ne va rien se passer pendant deux mois et tout d’un coup, après un gros coup de vent, ça s’effondre. J’ai vu des oiseaux être dégagés parce qu’ils nichent au sol, des nids emportés, des oisillons mourir, des œufs tomber parce qu’il y a une tempête. Et tu vois les parents qui reviennent là pendant trois jours. Tu rentres dans leur intimité et tu te rends compte de la sensibilité et de l’intelligence des animaux."
Dans son rapport, Matthieu Juncker recommande de protéger des espaces et de limiter le débarquement aux personnes formées et informées.
Matthieu Jucker a trouvé du plastique dans les endroits les plus reculés, jusque dans les nids des oiseaux. "Près de la moitié des nids de Noddis bruns contenaient du plastique. Cela laisse songeur sur l’impact de nos activités, jusque dans ces endroits que l’on imagine préservés de toute source de pollution."
Photo Matthieu JunckerEt maintenant ?
En manifestant de la beauté de l’atoll et de l’exceptionnelle richesse de la biodiversité qu’il a étudiées, Matthieu Juncker souhaite engager à l’action locale, comme le fait de "revégétaliser pour lutter contre l’érosion, le réseau de racines permettant à l’îlot de mieux résister à la houle, d’empêcher l’introduction de prédateurs, de modifier ses pratiques". Plus globalement, il s’agit de "réduire les émissions carbones, d’atténuer le dérèglement climatique, de changer nos modes consommation, et je suis le premier concerné". Autre enjeu : connaître ce "patrimoine extraordinaire" que représente cet atoll comme de nombreuses îles du Pacifique, afin de mieux le défendre. Matthieu Juncker a participé, aux Tuamotu, à la relance d’une association visant à la protection et la préservation de cet environnement.
Matthieu Juncker à son retour en Nouvelle-Calédonie. Photo A.-C.P.Un film en préparation
Un film est en cours de réalisation par la société de production Galaté Films, créée par Jacques Perrin (Océans, Microcosmos, Le Peuple Migrateur, Les Choristes, etc.). "La grande originalité pour eux, c’était que je ne partais pas pour faire du survivalisme, mais pour étudier un atoll, faire de la science et témoigner. Raconter me tient particulièrement à cœur, partager ce que j’ai vu sur ces écosystèmes si fragiles." France 5 a acheté les droits de diffusion, et le film, prévu pour sortir cette année, a également été vendu à la chaîne Ushuaïa et devrait être traduit et diffusé aux États-Unis. Matthieu Juncker en est le coréalisateur. Il espère qu’il soit sélectionné au prochain FIFO (festival international du film documentaire océanien) en Polynésie française. "J’aimerais qu’il puisse d’abord être ancré dans une réalité océanienne." Un livre est également prévu.
Note
Pour ceux qui sont intéressés par cette aventure scientifique, Matthieu Juncker propose une projection débat "240 jours seul sur un atoll" à l’UNC, le 3 avril, dans l’amphithéâtre 400, à 18 heures.
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