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    Nouvelle Calédonie
  • LNC | Crée le 23.06.2024 à 05h00 | Mis à jour le 09.08.2024 à 10h22
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    La famille Barket dans son habitation à Nessadiou. Le petit garçon qui tient son visage entre ses mains est Émile, le père de Clédia, Thierry, Brigitte et Sonia. Le père Bussy rendait souvent visite aux familles. Cette photo appartient au fonds de l’arche Photo DR
    Ben Rabah Barket fait partie des plus de 2 000 Arabes condamnés aux travaux forcés et envoyés au bagne. Il compte aussi, sans aucun doute, parmi les plus pauvres de sa communauté à Nessadiou. Mais à peine deux générations plus tard, ses petits-enfants et arrière-petits-enfants participent au développement économique et au rayonnement sportif de la Nouvelle-Calédonie. Réunie pour l’occasion, une partie de la descendance de l’ancien forçat fait appel à sa mémoire. Sixième épisode de notre saga sur ces familles issues du bagne.

    "Notre grand-père est né au douar Boutaleb en Algérie, vers 1864. Il était marié et avait deux sœurs. Soupçonnant son voisin d’avoir une liaison avec son épouse, il le tue et blesse le frère de celui-ci présent lors des faits. Ben Rabah est donc condamné le 27 février 1892 pour assassinat et tentative d’assassinat à huit ans de travaux forcés.

    Parti le 27 décembre 1892 de la maison d’arrêt d’Al Arach à Alger, il arrive dans la colonie le 19 février 1893 sur le Calédonie. " Sonia Barket est l’une des petites-filles du forçat. À peine six ans encore avant ce récit, personne ne connaissait les origines de la famille au-delà de Nessadiou. Il a fallu du temps pour remonter le temps… Autour de la table ce jour-là, les cousins, cousines, oncles et tantes sont nombreux, quatre générations sont rassemblées. Tous ne connaissent pas l’histoire familiale et écoutent, parfois ébahis, le récit de la vie de cet ancêtre déraciné et de celle de ses enfants.

    L’impossible retour

    " Lorsqu’il est libéré, le 1er avril 1900, Ben Rabah a 36 ans. Après quelque temps sur les mines, il devient cultivateur à Nessadiou. Il tente d’obtenir la levée de son astreinte à résidence afin de retourner en Algérie et d’y retrouver son épouse. Mais sa demande est rejetée. À l’âge de 53 ans, il décide donc de se remarier avec la jeune Zora El Hadj. Notre grand-mère est la fille d’un compagnon de transportation, El Hadj ben Hamou ben Saïd et d’Eugénie Valette. Ils se marient à Bourail le 13 janvier 1917. Neuf enfants vont naître de leur union dont trois meurent en bas âge. Sur leur lopin de terre aride, ils cultivent du manioc et du café. Notre grand-père est un habile chasseur de canards mais ils sont pauvres, habitent une case faite de planches et de torchis et dorment à même le sol ou sur des sacs de café. Cette enfance misérable nous a peu été racontée, qu’y avait-il à partager ? "

    Lorsque l’ancien forçat décède à 76 ans en 1940, Émile, Antoinette et Saïd, ses trois derniers enfants, ont moins de 10 ans et sont placés. La fratrie grandit éparpillée.

    La descendance

    Yamina, la fille aînée de Ben Rabah, et Marie (Garmia) ont chacune eu un fils naturel, Joseph et Robert, décédés sans postérité. " Robert, dit Ben, le fils de Marie, est très connu en Calédonie. " Thierry Barket partage avec son cousin germain la passion du cyclisme : " Il a été très longtemps le gardien du phare Amédée ! Son nom a marqué le monde du sport calédonien, particulièrement l’ovalie et le vélo. "

    Émile voue une passion au vélo. La légende familiale raconte que jeune, il ralliait Bourail à Nouméa à coups de pédale.

    Émile, le septième enfant de Ben Rabah Barket, naît en 1932. Ses enfants ont su tardivement qu’il portait à l’origine un prénom arabe, Hamar, délaissé pour pouvoir être scolarisé. Âgé de 8 ans au décès de son père, Émile est recueilli par Mademoiselle Lemoine qui l’élève à Bourail. Arlette, sa veuve, raconte : " Pendant la guerre, il a travaillé dans un bar à Nouméa où il servait les Américains, et dans une laverie. Il faisait tout un périple à pied avec des sacs de glace pour les marins et au retour pour le linge. Il aurait voulu s’engager, mais il était trop jeune. Arrivé à l’âge adulte, il est parti à la mine de Kouaoua. Il a également travaillé à la scierie du col des Roussettes puis à la construction de routes. Pendant la crise du nickel, il est devenu boulanger à Poya et a travaillé à la coopérative centrale agricole. "

    Le couple a quatre enfants, Clédia, Thierry, Brigitte et Sonia. Émile voue une passion au vélo. La légende familiale raconte que jeune, il ralliait Bourail à Nouméa à coups de pédale. Après lui, son fils Thierry, onze Tours de Calédonie à son actif, et deux de ses petits-enfants, Matthews et Florian, feront eux aussi du cyclisme leur passion.


    Le cyclisme est une passion qui se transmet de père en fils chez les Barket : Émile, puis Thierry son fils, puis ses petits-fils Matthews et Florian. Photo DR

    Antoinette, sœur cadette d’Émile, porte comme son frère un prénom arabe, Fathma, et comme lui s’est retrouvée confiée à la mort de leur père. " Notre mère nous a toujours dit qu’elle était orpheline. " Daniela Hovine et Nadia Moulin sont les filles d’Antoinette. "Elle a d’abord été à l’orphelinat avant d’être recueillie par la demi-sœur de sa mère, à la Vallée-du-Tir, où elle n’a pas eu une enfance heureuse. Elle nous disait faire toutes les tâches ménagères et se cacher sous la maison pour échapper à ses corvées.

    Aujourd’hui, la descendance aisée et heureuse de cet homme illettré et déraciné ferait sa fierté.

    Enceinte de son amour de jeunesse, elle est mariée de force avec Tahar Rabah qui reconnaît l’enfant, André, né en 1952.

    Le couple finit par se séparer puis notre mère rencontre Georges Eguelmy, un métis breton mélanésien. Notre père est alors prospecteur minier à son compte. Ensemble, ils vont beaucoup bouger : Témala, Poya, Ouaco, Bourail, Nouméa. " Nadia et Angela naissent à Bourail, Daniela à Koumac, puis les deux derniers, Franck et Jean-Pierre à Nouméa, mais ce dernier décède juste après sa naissance.


    La descendance Barket, presque au complet. Quatre générations sont réunies autour d’Arlette, veuve d’Emile, la doyenne. Photo DR

    " Nos parents ont fait du colportage. Ils se levaient à minuit, prenaient une petite sacoche d’argent liquide sous le coude, partaient pour faire la tournée des agriculteurs en Brousse, et devaient être revenus à Ducos avant 5 heures pour vendre leurs fruits et légumes. "

    Depuis, les enfants d’Antoinette ont gardé le goût du commerce, du domaine de Téné à la société Le Maraîcher, chacun a continué la voie tracée par les parents.

    Malgré la séparation, les enfants de Ben Rabah sont restés unis, tout comme le sont les nombreux cousins et cousines. Il est frappant de constater combien le destin de cette famille a évolué. Il y a seulement deux générations, les Barket survivaient entre les planches de leur gourbi.

    Aujourd’hui, la descendance aisée et heureuse de cet homme illettré et déraciné ferait sa fierté.

    Le retour au pays


    Sonia Barket au côté du doyen du « bled » en Algérie, voisin de la famille, âgé de 99 ans. «Il est porteur de la tradition orale et m'a raconté l'histoire de mon grand-père. »

    En 2011, Sonia Barket découvre le visage de son grand-père pour la première fois grâce au travail de recherches mené par Christophe Sand et Louis-José Barbançon pour l’exposition Caledoun. Cette exposition est aussi l’occasion d’organiser un voyage en Algérie sur les terres des ancêtres des Arabes de Calédonie. Sonia était du voyage, et voici une partie de son récit, rédigé le jour où elle a foulé la terre de son grand-père :

    " […] Au pied du djebel Boutaleb, un douar abrite de vieilles habitations en pierres centenaires…

    C’est Guenifa… Autour du douar, des champs, des chèvres, des moutons et des bergers. Des hommes au teint mat, le visage marqué par la rudesse de l’endroit, pudiques… Des femmes aux yeux clairs, voilées, teintées de henné, souriantes et chaleureuses… des enfants, joyeux et curieux… Le même sang coule dans nos veines…

    "L’instant est magique, l’instant est unique"

    Le vieux Abdul Rahman porte au fond de ses yeux bleus la mémoire de notre famille. On me dit que je lui ressemble… Je caresse les bijoux qui me sont offerts, façonnés par mes ancêtres, témoins des traditions familiales. En quelques secondes, deux cents ans de mon histoire parcourent mon être. Une caméra vole cet instant et le fixe à jamais. Je suis bouleversée, mon cœur est emballé et l’émotion s’empare de moi. Je me dirige vers un jeune olivier et je sens la terre m’attirer… Sous mes mains, je ressens à travers la terre de mon grand-père une émotion intense… Le vieux s’exprime en arabe, il me dit que je suis chez moi, que c’est ma terre, l’instant est magique, l’instant est unique… Souvent imaginé, ce moment se grave dans ma mémoire. Le vieux m’invite à entrer dans sa maison, l’émotion s’empare à nouveau de moi… Sur le seuil de la porte je suis figée, je pense à mon grand-père, je pense à mon père, je pense à l’histoire retrouvée et je sens couler des larmes…

    La tristesse et le bonheur s’entrechoquent…

    "Au pied du djebel je dépose mon plus grand souhait… revenir"

    Les femmes m’entraînent, elles m’embrassent, le youyou que je partage avec elles résonne dans la pièce, j’exprime la même joie. Une cousine colore de henné le creux de ma main… Le film est en accéléré, il faut déjà partir, c’est trop court, je ne veux pas les quitter…

    Je pense déjà au moment où je reviendrai, la préface est écrite… Il y a tant de pages à colorer… J’ai besoin d’être seule quelques minutes… À travers les terres labourées je me dirige vers la montagne majestueuse, le djebel Boutaleb, si souvent imaginé. Je m’assieds sur une vieille pierre, non loin de la maison où il est né et qui se tient encore debout, je touche à nouveau la terre, mon grand-père est à mes côtés, je l’ai senti me porter tout au long du voyage. Je le rends à sa montagne et je laisse le lieu imprégner mon esprit… Au pied du djebel je dépose mon plus grand souhait… revenir… "

    Portraits de famille


    Photo DR

    Parmi les enfants

    Sur la photo ci-dessus, à gauche, Garmia Marie. Elle est le sixième enfant de Ben Rabah. Née en 1928, elle ne se marie pas mais elle a un fils, Ben. A droite, Hamar Emile (1932-2004), pris en photo devant la voiture qu’il a gagnée à la loterie ! Le 25 février 1957, Emile épouse Arlette Pagès à Bourail.


    Photo DR

    Ci-dessus : Antoinette (2e en partant de la gauche) pose avec la famille de son premier mari, Tahar Rabah, qu’elle épouse en 1952. Quelques mois plus tard, ils se séparent. Tahar reconnaît son fils André né la même année. André épousera Isabelle Bocahut avec qui il aura deux enfants.

    Les petits-enfants


    Photo DR

    A gauche, Ben (photo1), fils de Marie. Il est connu en Nouvelle-Calédonie dans le monde du cyclisme où il a été suiveur et soigneur, ainsi que dans le monde du rugby. A droite (photo 3), Antoinette et Georges Eguelmy avec deux de leurs enfants, Daniela et Franck. Antoinette et Georges se marient le 13 février 1981, quelques mois avant le décès de Georges. Ils ont ensemble six enfants : Jean-Pierre, décédé bébé ; Georges (vit avec Jocelyne Orezolli ; après les mines avec son père, il devient colporteur) ; Nadia (épouse Guy Moulin ; ils fondent Sopli, Tennessee Farm et le domaine de Téné) ; Angéla, qui vit avec Gérard Marin et fait elle aussi du commerce tout comme sa cadette Daniela, ex-épouse François Hovine ; Franck (en couple avec Stella Devillers ; il organise le transport de fret).


    Photo DR

    Sur la photo numéro 2 : Emile et Arlette Barket entourés des parents d’Arlette, Alphonsine et Léon Pagès, et de leurs quatre enfants en 1969 : Clédia (devenue directrice d’école, ex-épouse Philippe Verlaguet) ; Thierry (qui s’est marié avec Coryne Devaud, vingt-six ans dans la police nationale, onze Tours de Calédonie à son actif) ; Brigitte (aujourd’hui retraitée de l’OPT, ex-épouse Philippe Thépinier) ; et enfin Sonia (devenue présidente de la Société hôtelière de Déva, séparée de Marcel Babois).

    Note

    Cette série sur les destins de familles issues de la colonisation pénale, tirée du livre Le Bagne en héritage édité par les Nouvelles calédoniennes, est réalisée en partenariat avec l’Association témoignage d’un passé.

    Cet article est paru dans le journal du 18 février 2017.

    Une dizaine d'exemplaires de l'ouvrage Le Bagne en héritage, certes un peu abîmés, ainsi que des pages PDF de la parution dans le journal sont disponibles à la vente. Pour plus d'informations, contactez le 23 74 99. 

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