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    Nouvelle Calédonie
  • LNC | Crée le 27.10.2024 à 05h00 | Mis à jour le 27.10.2024 à 05h00
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    Jean, dit Joanny, le fils aîné du bagnard. Comme son père, il est grand et a les yeux clairs. La photo est prise sur sa propriété au Faubourg-Blanchot. Prospecteur et mineur, il a fait fortune grâce au chrome et au gypse. Son nom est associé dans la mémoi Photo DR
    Pierre Chenevier était aussi grand gaillard qu’il était grand voleur. Après plusieurs démêlés avec la justice, il est condamné à dix ans de travaux forcés. Une peine qui n’aura pas raison de ses mauvaises habitudes ; tout juste libéré, il fera un deuxième séjour derrière les barreaux… puis un troisième ! L’honneur de la famille est sauvé par son fils Jean dit Joanny, richissime entrepreneur, à l’origine du premier cinéma de Nouméa. Les arrière-petites-filles du bagnard ont découvert il y a peu la vie rocambolesque de leur aïeul forçat. Découvrez le vingt-troisième épisode de notre saga consacrée aux familles issues du bagne.

    "Pierre Chenevier est tisseur, marié à une veloutière et père de quatre garçons. Au moment de sa condamnation, il vit et travaille à Lyon, 10, rue d’Ivry, et ceux qui ont fait le voyage en Métropole ont eu la surprise de voir que son ancien atelier est devenu un musée des canuts.

    Malheureusement, nous n’avons aucune photo de lui ni de Marie son épouse. La seule chose que nous sachions est qu’il est très grand, environ 1,80 m, et costaud. Ses fils lui ressemblent beaucoup paraît-il. "

    Josiane, Jozette et Nellita ont toutes les trois de grands classeurs devant elles. Les lettres, les photos, les documents officiels, toute la vie de la famille est photocopiée, répertoriée et continue d’être alimentée au gré des nouvelles informations glanées du service des archives à celui des hypothèques. " Il passe son temps à voler, c’est un multirécidiviste. Sa toute première condamnation en 1856 est un outrage à la pudeur. Il écope d’une peine de vingt-cinq francs. Puis viennent les choses sérieuses, le voilà plusieurs fois condamné pour vol, abus de confiance, recel et complicité. Ses séjours en prison sont nombreux. A priori, c’est lui le chef de bande ; même quand il ne prend pas directement part au vol, le butin se retrouve chez lui. Leurs virées sont bien rodées : quand les victimes se laissent voler, ça va, mais quand elles se défendent, un piqueur est là pour les poignarder ! Pierre, lui, ne se salit pas les mains. " Le 22 novembre 1866, il est condamné par la cour d’assises de Lyon à dix ans de travaux forcés pour complicité de six vols qualifiés.


    Amélie Amacque est l’épouse de Joanny. Cette jeune femme originaire des Nouvelles-Hébrides a quatre ans de plus que son époux. Elle a été élevée dans l’orphelinat des sœurs de Koné. Ensemble, ils auront douze enfants. Courageuse et travailleuse, elle s’éteint centenaire en 1955 mais dans le dénuement le plus total après avoir vendu tous leurs biens. Photo DR

    Une vie rangée ?

    Arrivé en Calédonie par la Sibylle en mai 1870, Pierre Chenevier tente de s’assagir. Jozette tient entre ses mains une feuille à la belle écriture cursive : " Il envoie une lettre magnifique à sa femme. Il doit être instruit car les tournures de phrases sont recherchées même si l’orthographe laisse à désirer ; il m’a fallu plusieurs heures pour déchiffrer les deux pages. Dans cette lettre il explique à Marie qu’il est employé comme jardinier chez le major de l’hôpital, que sa conduite est irréprochable et qu’il essaie de ne pas se faire punir. Il lui vante les mérites de la vie ici et lui promet des lendemains heureux grâce à la concession qui lui est promise. Il fait même une sorte de liste de courses, lui demandant de le rejoindre au plus vite et d’apporter avec elle du fil de fer, des clous, des graines de toutes sortes.

    Cette lettre est émouvante, on le sent sincère et enclin à repartir du bon pied. En tout, Marie va écrire onze lettres au préfet et au ministre, mais il est évident que ce n’est pas elle qui écrit, elle est illettrée et à chaque courrier l’écriture est différente. Elle finit par le rejoindre en 1872 par la Danae.


    Une partie des enfants de Jean et Amélie réunis dans le jardin de la maison familiale du Faubourg-Blanchot. Debout : Renée. Sur le banc, de gauche à droite : Louis, Roger, Jeannette, Yvette, Marcelle (l’aînée), Andrée et Charles. Photo DR

    La famille s’installe donc sur une concession à la Taraudière, à Bourail, en 1873. Il est écrit dans les lettres de recommandation pour le passage de Marie que c’est une femme courageuse et travailleuse. Tout a l’air de bien se passer, jusqu’en 1885… Avec notre bagnard, nous allons de surprise en surprise ! Il est arrêté avec le dénommé Lepesteur et condamné à cinq ans de réclusion par le conseil de guerre de Nouméa. Mon arrière-grand-père a prêté assistance à deux évadés du pénitencier de Bourail pour les soustraire aux recherches et recelé le produit de leurs vols. Il ne sort de prison qu’un an à peine avant le décès de son épouse et est de nouveau condamné à quinze jours d’emprisonnement en juin 1890 ! Toujours pour complicité de vol par recel.


    Jean et Amélie avec six de leurs douze enfants. La photo a été prise dans la maison familiale du Faubourg-Blanchot. Photo DR

    Il finit par redevenir paysan, jusqu’à sa mort en 1894, quelques mois avant le mariage de son fils aîné Joanny avec Amélie Amacque, une jeune métisse originaire des Nouvelles-Hébrides mais élevée à l’orphelinat des sœurs de Saint-Joseph de Cluny, à Koné. Ensemble, ils auront douze enfants. Joanny a alors presque 40 ans et il est déjà un petit mineur reconnu. "

    Cinéma Paradiso

    " Joanny commence par être prospecteur pour un patron, dans le chrome et le gypse, puis il prospecte pour lui-même. Il devient petit mineur. Nous avons des documents qui montrent qu’il rachetait la matière première aux autres puis l’expédiait. Pour ses affaires, il acquiert des terrains. Sa propriété est immense. Sur des kilomètres il possède la terre de la route à la mer aux alentours de Poya.

    On voit encore les rails sur lesquels des wagons chargeaient le minerai jusqu’au wharf. Par hasard, nous avons eu la surprise de retrouver la tombe de l’arrière-grand-père bagnard, enterré sur la propriété de son fils.

    Parallèlement à ses affaires, Joanny va développer une autre activité. Nous sommes dans les années 1890 et, dans le monde, il est beaucoup question de cinéma. Les films, muets, sont rares et viennent d’Australie. Les Nouméens voient et revoient toujours les mêmes. Grâce à sa fortune, notre grand-père achète un projecteur et s’associe à la firme Pathé Marconi dont il devient le distributeur exclusif sur le Caillou. À l’époque, il loue une salle à Nouméa, l’Eden théâtre, qu’il partage avec d’autres spectacles. Le succès est immédiat et Joanny décide de construire sa propre salle, Le Casino, qui devient ensuite le Modern' Cinema, rue Jean-Jaurès, en haut de la place des Cocotiers. C’est exceptionnel pour la Calédonie et le public se presse pour assister aux projections (lire ci-dessous). "


    De gauche à droite : Jozette Chenevier, arrière-petite-fille du forçat, Nellita Chenevier, son arrière-arrière-petite-fille et Josiane Courtot, arrière-petite-fille du forçat. Photo DR

    Le cinéma existe toujours, il est classé. En 1921, à sa fermeture, le Modern' Cinema devient le garage Ivars. C’est aujourd’hui une école de musique. Si ce bâtiment est encore debout, ce n’est plus le cas de la maison familiale au Faubourg-Blanchot. " J’ai longtemps habité au premier étage avec mes parents, et notre grand-mère vivait seule au rez-de-chaussée", se souvient Josiane.

    "Joanny est décédé en 1938 à Pouembout, et Amélie en 1955. Entre-temps, elle a vendu tous leurs biens. C’était un vrai panier percé. Eux qui ont été si riches, qui ont possédé tant de maisons et de terrains, elle a fini ses jours misérable, allant même chez les Petites Sœurs des pauvres. Je me rappelle les chaussettes qu’on lui apportait à repriser pour lui faire gagner deux sous. Elle tricotait des tenues pour nos poupées. Un jour elle m’a tricoté des maillots de bain en laine, et quand je suis sortie de l’eau, mon maillot était sur mes chevilles ! "


    Roland Chenevier, devant la tombe de Pierre Chenevier, sur l’ancienne propriété de Pierre, à Poya. La famille a le projet de restaurer et de déplacer cette tombe, toujours à Poya. Photo DR

    Le travail de mémoire n’est pas terminé pour les descendants de Pierre Chenevier. Ils sont plus de deux cents sur sept générations. Josiane, à l’origine des recherches, continue de découvrir de nouvelles informations : " Nos recherches sont récentes, tout a commencé quand ma sœur aînée a voulu connaître l’histoire de notre famille paternelle, les Courtot. En cherchant d’un côté, nous avons cherché de l’autre ! Comme dans toutes les familles de bagnards, tout était caché, et il y a vingt ans il était déjà trop tard pour faire parler les anciens. Maintenant, ce sont les archives qui parlent pour eux. "


    La cousinade des Chenevier en 2007. Sur sept générations, ils sont plus de deux cents. Tous descendent de Jean, le fils aîné du forçat. Photo DR

    Le cinéma Le Casino


    Extrait du Mémorial calédonien :

    " Toute la famille Chenevier travaille à l’exploitation de l’affaire. Aidé de sa fille Marcelle, le père s’occupe de l’appareil de projection qui fonctionne à l’acétylène et qui se situe derrière le drap écran, qu’il faut humecter avant la séance pour le rendre davantage translucide. La mère et les enfants se partagent le travail à la caisse et dans la salle où il s’agit de placer les gens […] Les séances avaient lieu exclusivement les mercredi, samedi et dimanche de 20h30 à 23heures. Les films de l’époque étaient muets. M. Voisin est au piano et s’efforce d’ajouter à l’émoi que ressentent les spectateurs. Pendant les séances d’amour – ô combien prudes – les notes se font enjôleuses alors qu’un rythme endiablé souligne toujours l’inévitable et désopilante poursuite. À l’entracte, les spectateurs vont prendre le frais sur le trottoir, car on étouffe dans la salle où il n’existe pas de bar. Et les gens achètent des pistaches au vieil Arabe qui les vend au verre. "

    Plus tard, la famille Chenevier perdra du terrain face à la concurrence du grand théâtre Ménard. Le Modern' Cinema fermera définitivement ses portes en 1921.

    "Alex Chenevier Award"

    Alexandre est le quatrième de la fratrie des douze enfants de Joanny et Amélie. Dans un autre domaine et sur un autre continent, il est lui aussi devenu célèbre.

    Extrait du journal The Sun du 16 août 1973 :

    " Alexandre Charles Chenevier est un grand chef international. Son apprentissage commence avant la Première Guerre mondiale. Il a ensuite travaillé dans plusieurs restaurants français avant de partir exercer à l’hôtel Savoy de Londres. En 1920, il décide de revenir dans les antipodes, son choix sera Sydney. Au début de la Seconde Guerre mondiale, il lui arrive de cuisiner pour le général Mac Arthur, commandant des forces armées alliées du Pacifique.

    L’armée américaine lui offre un poste de cuisinier, qu’il décline pour rejoindre les forces armées australiennes. La guerre finie, il devient le chef de l’hôtel Australia à Melbourne pendant quatorze ans, avant d’enseigner au William Angliss College of catering and food.

    En 1982, il est reconnu dans l’Etat du Victoria pour sa contribution au développement de la cuisine australienne et est distingué comme " Toque noire ".

    Seuls neuf chefs seront primés entre 1980 et 2012.

    En 1986, après sa mort, a été créé le concours de cuisine " Alex Chenevier Award ".

    Note

    Cette série sur les destins de familles issues de la colonisation pénale, tirée du livre Le Bagne en héritage édité par Les Nouvelles calédoniennes, est réalisée en partenariat avec l’Association témoignage d’un passé. Cet article est paru dans le journal du samedi 19 mars 2016.

    Une dizaine d’exemplaires de l’ouvrage Le Bagne en héritage, certes un peu abîmés, ainsi que des pages PDF de la parution dans le journal sont disponibles à la vente. Pour plus d’informations, contactez le 23 74 99.

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