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  • LNC | Crée le 01.09.2024 à 06h48 | Mis à jour le 01.09.2024 à 06h54
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    La grande famille Taïeb-Belkacem (seule photo de Belkacem Boufenèche). De gauche à droite : le grand-père Taïeb ben Mabrouk, Belkacem Boufenèche, Claire Moureau tenant son petit-fils Taïeb, né en 1934, Zora, l’épouse de Belkacem Boussenah, Messaade, l’épo Collection Boufenèche
    Le transporté Belkacem Boufenèche n’avait que 18 ans quand on l’a emmené loin de son Algérie natale, à l’autre bout du monde, comme 2 000 de ses compatriotes. D’abord installé du côté de Voh, il s’est finalement réfugié à Bourail, dans le cocon d’une communauté arabe naissante où le dur labeur et l’entraide ont offert aux familles des conditions de vie décentes quoique très modestes. Dans ce quinzième épisode de notre saga consacrée aux familles issues du bagne, son petit-fils Abdelkader Boufenèche, bien connu en Calédonie pour son engagement au service de la préservation de la culture arabe, raconte cette histoire avec la passion qui l’anime encore et toujours.

    "L’histoire de ma famille est intimement liée à celle du bagne. Je descends de transportés par les deux branches, les Boufenèche et les Taïeb. Belkacem Boufenèche, c’est mon grand-père paternel. Je ne l’ai pas connu personnellement, car il est décédé deux mois avant ma naissance, en 1943.

    Ce que je connais de lui, c’est ce que me racontaient mes parents et ce que j’ai retrouvé par mes recherches et mes voyages en Algérie. Belkacem vient d’Ouled Yahia, dans les collines, près de la ville d’El-Milia. Je ne suis pas certain de son année de naissance, j’ai trouvé des sources qui disaient 1874, d’autres parlaient de 1876. Là-bas en Algérie, il travaillait aux champs, comme beaucoup de monde.

    Ce que je sais avec certitude, car j’ai retrouvé des documents fiables, c’est qu’il a été arrêté pour un homicide à l’âge de 18 ans et condamné à huit ans de travaux forcés. Le matricule 21156 a été transporté sur le vapeur Calédonie, et a débarqué à Nouméa le 3 avril 1896. Il a rapidement été transféré vers le pénitencier de Pouembout, où il a effectué sa peine, et a été libéré le 8 mars 1904, avec astreinte à résidence.


    " Voici ma grande famille, avec quelques amis au dernier plan. À gauche, ma mère Zora me tient dans ses bras. Mon père Ahmed porte mon grand frère Belkacem. Ma grand-mère, Marie-Claire Moureau (2° en partant de la droite), est à côté de Mme Boussenah. " Photo DR

    La tragédie de Témala

    Belkacem a fait la rencontre de Marie-Claire Moureau, ma grand-mère. Ils se sont mariés à Voh le 13 mai 1910. S’ils ne sont finalement pas restés bien longtemps dans le coin, c’est probablement à cause du drame terrible qui a frappé la famille de ma grand-mère. La sœur de Marie-Claire, Ernestine Moureau épouse Chevalier, et toute une partie de sa famille ont été assassinées à Témala.

    Encore aujourd’hui, cet endroit s’appelle la butte du Crime. Après une chose aussi dure, la vie ne peut pas être la même, alors une grande partie de la famille Chevalier a quitté Voh : certains sont allés en Australie, d’autres en Amérique. Belkacem et Marie-Claire sont partis à Nessadiou.

    Bourail, terre d’accueil

    Pourquoi Nessadiou ? Parce que plusieurs familles arabes étaient déjà installées dans les alentours de Bourail et, surtout, parce qu’il y avait un cimetière musulman. C’est absolument fondamental, encore aujourd’hui. Avoir un cimetière, c’est avoir des repères. C’est pouvoir mener une vie paisible. Peu de temps après, en 1911, Belkacem et Marie-Claire ont eu mon père Ahmed, et il a rapidement eu trois petites sœurs.

    Mon grand-père a obtenu une concession de quatre hectares, et il a repris la vie qu’il menait en Algérie, celle de cultivateur. Il a planté tout ce qu’il a pu : maïs, haricots, patates, petits pois, manioc, citrouille. Et du café ! Ça marchait bien, le café, ça lui rapportait un peu d’argent.

    Si ma mère me disait : "On n’a rien à manger pour ce soir", on allait tous les deux dans le creek d’à côté et on ramenait une quinzaine de grosses crevettes.

    Dès qu’il en a eu suffisamment, il a acheté un autre terrain, puis un autre, et il s’est lancé dans l’élevage. Des années plus tard, il y a eu jusqu’à 200 têtes de bétail. En plus des légumes, il y avait de la viande, du lait, et il faisait du beurre, et des fromages… Avec en plus la chasse et la pêche, il y avait toujours de quoi manger. Quand j’étais enfant, j’ai vécu cette vie-là moi aussi. Si ma mère me disait : "On n’a rien à manger pour ce soir", on allait tous les deux dans le creek d’à côté et on ramenait une quinzaine de grosses crevettes. C’était une vie modeste, mais on était heureux. Mais c’est sûr qu’il ne fallait pas avoir un cocotier dans la main !

    L’entraide, tout simplement

    Et comme tout le monde vivait comme ça, on se donnait un coup de main les uns aux autres. Les gens étaient toujours prêts à donner, mon grand-père le premier. En 1927, la mairie a décidé de construire une petite école en torchis et lui a demandé une partie de son terrain. Il a accepté.

    Vous vous rendez compte ? Un homme qui n’avait quasiment rien, qui donne quatre hectares de terrain.

    Quelques années plus tard, les enfants étaient de plus en plus nombreux, il a été décidé de faire une belle école en dur, plus grande, et on a demandé à Belkacem le reste du terrain. Il a encore accepté. Sa seule condition, c’était que ses bœufs puissent encore venir sur le terrain en cas de sécheresse. Vous vous rendez compte ? Un homme qui n’avait quasiment rien, qui donne quatre hectares de terrain. Il fallait avoir le cœur sur la main pour faire une chose d’une bonté comme ça.


    Le cimetière de Nessadiou, à Bourail, dessiné par Abdelkader Boufenèche, tel qu'il l'a connu en 1946. Photo DR

    Un exemple de cette solidarité qui perdure encore aujourd’hui, c’est la sadaga. Après un malheur, un décès par exemple, on se réunit pour faire la sadaga. C’est une cérémonie musulmane, mais les chrétiens participent aussi, tout le monde vient, on ne fait pas de différence.

    On tue un gros bœuf, on le cuisine, et on partage avec tous les voisins et tous les amis. Et on fait ça trois fois : une fois quarante jours après le décès, puis un an après, puis trois ans après. Comme ça, on garde la mémoire du défunt pendant longtemps, et la famille reste soudée.

    C’est le partage. C’est la tolérance. Pour moi, c’est ça la vie à Nessadiou. "

    Abdelkader Boufenèche : transmettre pour ne pas disparaître


    " Ce combat que je mène au sein des associations arabes de Calédonie, je le mène afin de préserver ce qu’il y a de plus important à mes yeux : notre héritage culturel. Le bagne a marqué une rupture dans la transmission de l’identité algérienne, notamment parce que les femmes n’avaient pas le droit de suivre leurs hommes en Calédonie. Et ce sont les femmes qui élèvent les enfants, qui transmettent les histoires, le savoir, la langue. Je ne parle pas arabe, et c’est un grand manque dans ma vie. Par mes voyages au pays, je tente de faire vivre les coutumes que je ne veux pas voir disparaître."

    Ahmed, le cavalier


    "Mon père, Ahmed Boufenèche le cavalier, c’était un vrai Arabe ! Un homme droit, qui ne se laissait pas intimider, très travailleur et toujours le cœur sur la main. Il rendait service aux amis dès qu’il le pouvait : il aidait à construire un puits près de leur maison, il donnait un coup de main pour égrener le maïs, avec les bêtes… Il adorait les chevaux et, d’ailleurs, c’était un excellent cavalier, tout le monde le savait à Nessadiou. La photo date de son service militaire, quand il était chef de l’escouade montée de Bourail. C’était un homme qui parlait très peu. Mais quand les vieux venaient à la maison pour boire le thé, là, il était plus bavard. Ben Kouider, Miloud, Boighi, Ben Hamich, et d’autres encore, ils parlaient en arabe, et là ça pouvait durer des heures ! "

    L’homme aux belles moustaches


    " L’homme aux belles moustaches, au milieu, c’est mon grand-père maternel, Taïeb ben Mabrouk. L’administration a transformé son prénom en nom de famille. C’était un transporté, lui aussi, mais il n’avait rien fait ! C’est son frère qui avait commis une bêtise en Algérie, mais comme ce frère avait une femme et des enfants, la famille a décidé que ce serait lui qui irait au bagne à sa place. Le pauvre a regretté toute sa vie, c’était vraiment terrible comme décision. À gauche, mon père, Ahmed. La petite, c’est la dernière fille de Taïeb, " Tita ". À droite, ce sont les époux Boighi. "

    Note

    Cette série sur les destins de familles issues de la colonisation pénale, tirée du livre Le Bagne en héritage édité par Les Nouvelles calédoniennes, est réalisée en partenariat avec l’Association témoignage d’un passé.

    Cet article est paru dans le journal du 16 janvier 2016.

    Une dizaine d’exemplaires de l’ouvrage Le Bagne en héritage, certes un peu abîmés, ainsi que des pages PDF de la parution dans le journal sont disponibles à la vente. Pour plus d’informations, contactez le 23 74 99.

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